Résumé : | La jeunesse n’est qu’un mot », titrait une célèbre interview de Pierre Bourdieu (1978), devenue lieu commun des sciences sociales. Le sociologue y dénonçait, entre autres, la tendance à homogénéiser une population dont le principal dénominateur commun serait l’âge. C’est ainsi, soulignait-il, « un abus de langage formidable [où sont] subsumés sous le même concept des univers sociaux qui n’ont pratiquement rien de commun ». Si cette série de remarques est la plus souvent retenue, Bourdieu pointe également les effets de cette construction sociale et politique. Ce que l’on appelle jeunesse, c’est ce qui apparaît, précise-t-il, de façon récurrente dans le champ médiatique ou politique comme le problème (de la) jeunesse. Cette dimension s’incarne parfaitement dans les consommations psychotropes, en particulier dans les consommations d’alcool, où les craintes d’une jeunesse en perte de repères sont régulièrement réactivées. Les enjeux autour du cadrage de cette population ne sont pas neutres, et relèvent même d’un pouvoir d’imposition où les places et les attentes de chacun seraient prédéfinies, au moins négociées. À ce titre, il est un exemple illustrant : les termes « jeune » et « femme » (surtout quand ce dernier est associé à la grossesse) et leurs substantifs sont les catégories les plus fréquemment associées à l’alcool dans les recherches académiques, en sciences sociales comme biomédicales. Nos propres travaux sont ainsi le reflet plus ou moins déformé d’attentes et de préoccupations sociales et politiques.Cette homogénéisation de la jeunesse est en partie attisée par l’utilisation qui est parfois faite des grandes enquêtes quantitatives, et des effets de déformation, voire de récupération qu’elles peuvent susciter. Appréhendée à partir de la seule classe d’âge, et comparée à d’autres publics eux-mêmes essentiellement définis par leur âge, plus rarement par leur sexe ou leur catégorie sociale, les « jeunes » et leurs consommations sont d’abord présentés dans leurs différences : consommation moins quotidienne et épisodes d’ivresse plus fréquents sont les caractéristiques les plus fréquemment mises en avant. Mais ne retenir que ces indicateurs reviendrait à oublier ceux qui, par exemple, consomment peu voire pas (Gaussot et coll., 2015), différemment, ou pas selon une modalité unique. Les trajectoires des consommateurs sont alors présentées à partir du pic (en termes d’intensité et d’ivresse) observé au début de la vingtaine, avant de tendre vers une consommation présentée comme plus « modérée » – par opposition à ce qui est parfois qualifié d’« excès » – mais aussi censément plus « sociable » ou « conviviale » (Emslie et coll., 2012).Dans ce chapitre, nous proposons une réflexion à partir des expériences de consommateurs d’alcool, et les manières dont ces expériences font évoluer les modalités de consommation au cours de leur vie. Notre population est constituée d’individus de 18 à 32 ans, étudiants ou actifs entrés sur le marché du travail depuis quelques années seulement. Ces « jeunes » adultes sont moins considérés à partir de leur âge que des expériences plus ou moins communes qu’ils ont traversées. Deux éléments seront notamment discutés : d’abord, en situation d’alcoolisation, y compris importante, il existe le plus souvent des modalités de contrôle individuelles et collectives. Nous montrons ainsi comment nos enquêtés veillent à gérer leur consommation, afin d’éviter ce qui leur est, entre autres, reproché : une prise de risque délibérée et inconsciente (Le Hénaff, 2016). D’autre part, l’évolution de ces consommations est liée à des modalités d’apprentissage, dont nous donnerons quelques éclairages.Dans une première partie, nous mettons en perspective une série de travaux sur la manière dont est appréhendé et construit le problème alcool dans la « jeunesse ». Par la suite, en nous fondant sur nos propres recherches, nous donnons quelques éléments saillants de trajectoire permettant de comprendre comment on devient consommateur, en considérant trois phases bien distinctes : les premières expérimentations ; l’expérimentation des effets sur le corps ; enfin, la diversification des usages. Avant de conclure, nous rendons compte d’un groupe aux modalités de consommation considérées comme hors norme, eu égard à leur âge et à leur situation. |