Résumé : | Chez les Gouro de Côte d’Ivoire, dès la naissance et dans les trois premiers mois de la vie, tout nouveau-né est soumis à des manipulations corporelles à l’aide de décoctions, suivies de bains médicamenteux, d’onctions d’huile et de pâtes médicinales. Aucune mère ne peut se soustraire au devoir de pratiquer ces soins. Celles qui s’estiment malhabiles confient cette tâche à une femme plus expérimentée, belle-mère, belle-sœur ou co-épouse plus âgée. Bien que chaque femme, et chaque famille, puisse imprimer son style à ces soins, gestes et remèdes sont prescrits, ne laissant d’interroger sur le sens de cet impératif.
Les manipulations corporelles sont pratiquées par la matrone dès le premier bain tandis que la décoction de remèdes est administrée après le rituel de dation du nom, lequel comporte l’usage de plantes. Ces plantes jouent alors le rôle de symboles rituels dont le sens, selon V. Turner (1968), doit être analysé en relation avec les autres contextes rituels et pragmatiques où ils apparaissent. Les remèdes font partie de ces usages pragmatiques et l’analyse du mode d’action des remèdes employés de façon préventive lors des soins aux nouveau-nés peut enrichir le sens du rituel. Mais cette analyse pourrait bien en retour donner un autre éclairage aux soins, tant aux gestes pratiqués qu’aux remèdes. Ces soins, spécifiques de la période de fragilité qu’est le passage entre deux mondes, pourraient eux-mêmes relever du rituel, tout comme F. Loux (1978-1998) l’a bien montré en Europe. En effet, ils assurent force et protection au nouveau-né (nen-lii-nen), transfuge encore du monde des ancêtres d’où il vient, et dont la survie sur cette terre n’est pas assurée.
Les Gouro, population de langue Mandé sud, vivent au centre de la Côte d’Ivoire, autour des villes de Bouaflé, Daloa, Sinfra, Zuenoula, Gohitafla dans une région autrefois de forêt au sud et de savane au nord. L’enquête a été menée dans la région de Zuénoula. Agriculteurs, chasseurs, commerçants, courtiers dans le commerce de kola avec les gens du nord, ils sont devenus planteurs de café et de cacao, puis cultivateurs de coton avec la sécheresse. Les cultures de rentes, tout comme autrefois celles des aliments de base comme le riz et les ignames sont la propriété des hommes, gérées par les chefs de segments de lignage, maintenant par les chefs de famille. Les femmes possèdent en propre le revenu des légumes. L’organisation économique des Gouro est bien connue depuis l’ouvrage de C. Meillassoux (1964).
D’organisation segmentaire, patrilinéaires, de terminologie de parenté omaha, les Gouro se reconnaissent dans des unités territoriales autrefois en relations complexes d’alliance et de guerre. Les villages sont constitués d’un ou plusieurs segments de lignages. Le mariage étant prohibé avec les partenaires pour lesquels une relation de parenté est connue tant du côté du père que de la mère, les Gouro recherchent femme « à l’étranger », idéologiquement chez l’ennemi. Le mariage se conclut par le versement d’une compensation matrimoniale du lignage preneur (de l’époux) au lignage de la femme, en échange des enfants que l’épouse donnera au lignage de son mari (Deluz, 1970). Nombre d’interdits « de la terre », c’est-à -dire des ancêtres, règlent le comportement des épouses, au mieux des soins assurant la survie de l’enfant. Parmi ceux-ci, l’interdit de rapports sexuels tant que la femme n’a pas eu son retour de couche, mais aussi l’exigence de rester attentive à nourrir l’enfant au détriment des demandes de son mari, sont garantis par les sœurs aînées de ce dernier. En effet, c’est par leur mariage, leur départ en terres étrangères, que le lignage a obtenu les biens de prestige nécessaires à la compensation matrimoniale versée aux lignages donneurs d’épouses de leurs frères. Ces interdits encadrent un ensemble de soins quotidiens, dont les épouses ont la charge, que nous allons présenter ci-après.
Nous analyserons les manipulations corporelles dans le contexte de la représentation de la personne (Haxaire, 1998, 2003), et les remèdes dans la logique du système que constitue la pharmacopée gouro (Haxaire, 1996). Nous replacerons ensuite l’initiation de ces soins dans la succession des rites entourant la dation du nom. Nous nous interrogerons en conclusion sur la cohérence et la nature de cet ensemble de pratiques. |