Résumé : | La douleur dans le « Tout-monde »
« Qu’est-ce que c’est un Traité ?, exhorte-t-il. Traité de quoi ? Traité du bas-monde ! Ne récitez plus les Traités ! Qu’est-ce que nous sommes ? Des maltraités !... ». Édouard Glissant est mort en février 2011. Ce grand poète de la créolisation du monde rappelle, dans Tout-monde [2]
[2]É. Glissant (1995), Tout-monde, Paris, Gallimard, 2010, p. 238., que tous les « traités » sont directement issus de la traite, soit d’un certain commerce entre les hommes, qui dit la sujétion, le joug. Qui connaît mieux la servitude que celui qui est esclave de sa douleur ? Qu’est-ce qui subordonne davantage la vie que le réel de la douleur ?Le mot « traité », employé dans le titre de ce propos, « Petit traité de la douleur moderne », vient bien ici, ironiquement et très sérieusement, souligner le caractère paradoxal de toute pensée qui fait théorie et accord – avec tout ce que ce terme suggère de désuet et de prétentieux.Je ne prétends nullement ainsi livrer quelque nouvelle et originale théorisation sur la douleur, tout au plus décrire, dans ses différentes figures, l’irruption du devenir et de l’altérité que constitue cette douleur pour le sujet ; l’expérience de conscience qui se fait corps dans la douleur et qui confère au sujet souffrant cette double nationalité dont parlait Susan Sontag. « La maladie est la zone d’ombre de la vie, un territoire auquel il coûte cher d’appartenir. En naissant, nous acquérons une double nationalité qui relève du monde des bien portants comme de celui des malades. Et bien que nous préférons tous présenter le bon passeport, le jour vient où chacun de nous est contraint, ne serait-ce qu’un court moment, de se reconnaître citoyen de l’autre contrée [3]S. Sontag (1978), La maladie comme métaphore, Paris, Christian…
. » Il ne s’agira donc ici que de tracer d’hésitantes perspectives à cette cohabitation chaotique entre expulser la douleur hors de soi et retourner en dedans de soi, dans cette « maison natale » qu’évoque le poète [4]Y. Bonnefoy, « La maison natale », dans Les planches courbes,…
. Se reconnaître ou se perdre semble quêter le douloureux.Mais qu’en est-il de cette dite moderne douleur ? Entendons-nous alors sur le sens de ce qualificatif « moderne ». Et convoquons pour cela encore les poètes, en l’occurrence Baudelaire, qui dans Le peintre de la vie moderne [5]C. Baudelaire (1863), « Le peintre de la vie moderne », dans…
en a proposé cette définition proprement opératoire, à savoir qu’est moderne une œuvre qui vient nous parler dans notre présent, même si cette œuvre a été écrite il y a des siècles – conformément à l’étymologie de modernus, qui veut dire à l’origine « ce qui est toujours présent ». Je pose en principe que tout traité sur la douleur ne peut pas ne pas se constituer, implicitement ou explicitement, comme certification de cette a-temporalité du vécu douloureux : tout sujet qui, de par le monde, pour dire l’extraterritorialité culturelle du phénomène douloureux, sera « malmené », terrassé par le mal, assujetti, aliéné – harponnez l’épithète qui vous conviendra – par la douleur, en gardera une trace toujours et à jamais présente. De la rage de dents aux douleurs des métastases hépatiques ou osseuses, de la fracture ouverte à la neuropathie profonde, toute douleur, même passée, même révolue, garde son actualité bruissante. Une fois que l’expérience a été faite, elle s’inscrit, indélébile, et rien, personne, ne l’altère, jamais. Celui qui a connu le mal est un possédé à vie. |