Résumé : | Depuis l’article d’André Béjin (1983) et les travaux classiques du sociologue de la jeunesse Olivier Galland (1991), le constat d’un allongement de la période du « moratoire » adolescent a été posé dans de nombreux travaux sociologiques [1]
[1]Olivier Galland s’est imposé dans le champ de cette question de…(Galland, 2000, 2001, 1991 ; Le Breton, 2007 ; Singly, 2004). L’historienne Agnès Thiercé (1999) situe l’apparition de la catégorie (le terme lui-même désignant une figure collective reconnaissable de la jeunesse) entre 1845 et 1850. Pour l’ethnologue les travaux du psychanalyste Erik Erikson (1950, 1968, 1994), qui ouvre la voie à l’épigénétique, et ceux de Margaret Mead, bien sûr controversés [2]En 1983, Derek Freeman critique la thèse « progressiste » de…
(dès la parution de son Adolescence à Samoa [Coming on Age in Samoa] en 1928) mais tellement significatifs, comme en témoigne Le fossé des générations (Mead, 1970).La définition de l’adolescence comme période de crise intérieure et de relative « liminarité » sociale extérieure, c’est-à ‑dire de situation de blocage dans un espace liminaire et périphérique de marge, sur le seuil de la vie adulte, doit beaucoup à trois lignes d’évènements culturels et sociaux : la diffraction des idées de la psychanalyse au xxe siècle ; la construction culturelle de la figure de l’adolescent issu des mondes urbains et périurbains dans les images collectives (films, romans, etc.), dans la seconde moitié du xxe siècle ; et les révoltes étudiantes qui ont traversé surtout le monde occidental au cours des années 1967-1972. Le plus souvent, dans l’espace non savant des croyances collectives contemporaines, cet âge de la vie est perçu comme une séquence marquée par un ensemble de clichés robustes. En vrac, en voici quelques-uns : les nuits « fauves » d’excès, ivresses et désordres potentiels, le danger addictif accru et dévastateur de toute biographie ascendante, les risques liés à la sexualité non protégée (grossesse des filles, maladies sexuellement transmissibles pour les deux sexes), la procrastination liée à cette flemme hargneuse typique, hantise des parents, l’agressivité hors propos et les crises incompréhensibles avec le bruit des portes qui claquent « comme un coup de feu [3]
[3]Chanson de Johnny Hallyday, 1978, « Tu t’en vas » : « Fais…
! », quand l’adolescent crache « J’me casse ! » et aussi, pire que tout, le risque de la dépression juvénile du « J’me fous de tout ! ». Toutes ces images qui formatent les pratiques réelles sont à l’horizon des anticipations parentales face à leurs adolescents en crise. Philippe Jeammet leur offre ici de belles propositions de pensée… Le point central en l’occurrence est que cette période de la vie est celle de la construction identitaire de la biographie à venir, ce qui fait peser sur l’ensemble de la famille, et surtout sur les épaules du « jeune », une anxiété majeure, au regard de tout ce qui peut brouiller, dévaster une « ligne de vie » ; dans une société individualiste, les possibilités d’addictions diverses, dont l’offre s’effectue dans les sorties nocturnes d’abord, sont pensées collectivement comme le danger majeur qui menace les adolescents.La formation d’une « culture jeune », notion théorisée par Talcott Parsons (1942), forme de culture qui évolue à chaque génération, ouvre tout un champ social (sémiologique et esthétique) particulier, et constitue un marché économique important. En 2018, on peut reconnaître le style propre à la jeunesse, ses manières de parler, de communiquer, de se vêtir, ses choix esthétiques spécifiques, sa musique, ses films cultes, ses formes de sorties, son graphisme sur les murs, ses danses, et enfin, ses manières de boire et de se nourrir, etc. Cette Youth Culture traverse les frontières et envahit de ses signes les manières d’être des jeunes adultes : elle est un des objets de l’ethnologie de la mondialisation. Le succès de cette vague d’images empêche d’observer pleinement la différence entre les deux séquences de l’adolescence : sortir de l’enfance entre 13 et 20 ans suppose les fameuses expériences des premières cigarettes, cuites, nuits blanches, etc. Mais après 25 ans, la problématique est différente, le corps est différent : comme si une horloge interne, assortie d’une étrange compétence mimétique (Tarde, 1890) [4]Il faudrait reprendre les travaux du génial Gabriel Tarde et…
à se percevoir au milieu des autres, amenait le jeune vieillissant à violemment ressentir le risque d’un retard de son évolution propre, au regard des normes sociales liées à tel ou tel âge et à tel sexe. Comme si le second âge de la jeunesse entraînait un retour sur soi intime, avec cette question nouvelle et parfois glaçante : « Où en suis-je, à mon âge ? Je pourrais, je devrais, avoir un travail, un logement et être en concubinage… » La postadolescence est marquée pour l’ethnologue par l’efficacité de cette alerte intime, cette étrange horloge sociale et interne qui sonne le réveil d’une conscience aiguë des possibles et des attentes biographiques, telles qu’elles sont dessinées autour de son corps par le présent de son époque, en face du réel du temps qui passe. Les sociologues cités ont souligné un accroissement de l’importance de cette autre séquence de l’adolescence, la postadolescence située à peu près entre 22-23 ans et 29-30 ans : André Béjin parle d’une extension de cette période « incertaine », déjà en 1983… L’adolescent « vieillissant » ne se pose plus la question de « sa vie » de la même façon qu’à 15 ans, et cela change tout son rapport à son propre corps, au monde extérieur, à sa famille, à la rencontre amoureuse, à sa propre définition de soi, et donc à ses manières de consommer, de s’enivrer parfois.Il me semble que l’ethnologie confirme l’hétérogénéité de ces deux formes d’adolescence. Ici, je propose une synthèse de mes observations de terrain [5]Depuis surtout 1999, des enquêtes d’ethnologie de terrain…sous forme de piste de réflexion : pour bien percevoir la différence entre les deux formes de jeunesse en lien avec leur rapport à l’alcool, il est nécessaire de revenir à cette première période de la jeunesse, celle qui « fait la fête ». |