[article] in Sciences humaines > 366 (Mars 2024) . - p. 79-85 Titre : | André Siegfried - L'inventeur de la géographie électorale | Type de document : | article de périodique | Auteurs : | Jean-Marie Pottier | Année de publication : | 2024 | Article en page(s) : | p. 79-85 | Langues : | Français (fre) | Descripteurs (mots clés) : | [Thésaurus HELB]:Politique:géopolitique
| Résumé : | Auteur du célèbre Tableau politique de la France de l’Ouest, le géographe inspire toujours, ceux qui tentent de percer les mystères électoraux de l’Hexagone.Depuis la dernière présidentielle, l’analyse des élections françaises ressemble à une galerie d’art : tout le monde y va de son grand tableau. Il y a d’abord eu, en octobre 2022, le Tableau historique de la France. La formation des courants politiques de 1789 à nos jours, du démographe Hervé Le Bras. Un an plus tard, c’était le tour de Jérôme Fourquet, de l’institut de sondages Ifop, de publier La France d’après. Tableau politique. Et si le mot « tableau » ne figure pas dans le titre de l’ouvrage signé chez le même éditeur, Seuil, par les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, leur ambition est voisine : celle d’une fresque électorale appuyée sur des graphiques et des cartes, répondant à la question « Qui vote pour qui et pourquoi ? »L’objectif est proche. Une des références, identique, citée élogieusement dès les premières pages : le géographe et sociologue André Siegfried (1875-1959). Et plus précisément son Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République (1913), dans lequel il tirait le portrait de cette grande région à partir d’un demi-siècle de résultats électoraux. Une pluie de références pour un livre qui connut pourtant un succès modeste du vivant de son auteur : un gros millier d’exemplaires vendus. Connu pour ses travaux sur les démocraties anglo-saxonnes, André Siegfried ne mena jamais à bien le Tableau politique de la France sous la IIIe République qu’il avait en tête, mais publia en 1949 une autre monographie électorale, consacrée à l’Ardèche.À l’origine de son travail, un constat : au début du 20e siècle, la géographie électorale de la France semble immuable, « fixée dans ses traits essentiels » depuis la IIe République (1848-1851). Lors des législatives, la gauche obtient ses meilleurs résultats dans le Massif central et le pourtour méditerranéen et atteint son étiage dans le Grand Ouest. André Siegfried a le pressentiment de « lois générales » qui façonnent les comportements électoraux, et auxquelles les campagnes ne changent souvent que fort peu. « Il voulait rompre avec le sens commun des élections, y compris celui qui était le sien : dire que le résultat du vote est le produit d’une campagne, de l’action et des discours d’un homme politique maître et possesseur de son destin jusqu’à un certain point. Un sens commun qu’on retrouve encore aujourd’hui dans les commentaires des soirées électorales », explique Christophe Le Digol, maître de conférences en science politique à l’université Paris-Nanterre et codirecteur d’un ouvrage consacré à André Siegfried (1). Cette stabilité du paysage électoral, André Siegfried l’a vécue de près : entre 1902 et 1910, ce fils et gendre de député a été battu quatre fois aux législatives, à chaque fois par le sortant. Selon son biographe Sean Kennedy, ces expériences électorales infructueuses ont, de manière évidente, « façonné son analyse des dynamiques de la politique française ».Pour mettre à l’épreuve ses intuitions, André Siegfried choisit un territoire très typé, la « France de l’Ouest ». Soit quatorze départements – les actuelles régions Bretagne, Pays de la Loire et Normandie, ainsi qu’une petite partie des départements des Deux-Sèvres et de l’Eure-et-Loir – qui se distinguent alors globalement par leur résistance à la percée de la gauche et du centre gauche. Il en parcourt les villes et les campagnes, rencontre élus, curés et instituteurs, épluche les recours électoraux et les rapports des préfets. Son Tableau politique mélange reportage et décryptage : il décrit avec un grand luxe de détails ces régions, leurs paysages, leur climat, leur organisation économique et sociale, puis met en équation leurs résultats électoraux. Schématiquement, il constate que l’habitat dispersé en fermes isolées, la concentration des terres aux mains des grands propriétaires et un fort rôle du clergé dans la vie publique favorisent le vote à droite. L’habitat regroupé en villages, la dissémination de la propriété et un faible rôle du clergé nourrissent, à l’inverse, le vote à gauche.
Ces différents facteurs peuvent se renforcer ou se compenser. Si son livre a parfois été caricaturé d’une formule sortie de son contexte, « le granit produit le curé, et le calcaire l’instituteur », André Siegfried se méfie de « la clef qui prétend ouvrir toutes les serrures ». « Il avait eu l’intuition qu’il n’y a pas une cause qui domine tout, qu’il faut chercher comment les différents éléments s’assemblent », explique Jessica Sainty, maîtresse de conférences en science politique à l’université d’Avignon, qui y voit une démarche toujours féconde : « La multiplication des points d’entrée, des façons de regarder un territoire, permet de mieux comprendre pourquoi, dans tel groupe, émerge tel comportement. »
Par son travail, écrivaient quarante ans après sa mort les politistes Loïc Blondiaux et Philippe Veitl (3), André Siegfried a « inauguré le jeu de piste intellectuel auquel vont se consacrer tous ses successeurs : percer l’énigme du vote en inventoriant, en construisant et en testant les innombrables variables susceptibles d’avoir agi sur lui ». Ce procédé connaît des variantes et des modes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’approche dite « écologique » d’André Siegfried, qui observe les électeurs en tant que collectifs sur des territoires précis, perd du terrain. Les sondages nationaux, menés par entretien individuel auprès des électeurs, prennent le pas sur les cartes : ils se vantent de décrire, avant puis après l’élection, comment votent les différents groupes, des jeunes aux riches, des catholiques aux ouvriers.
L’œuvre d’André Siegfried connaît pourtant un retour en vogue à partir du milieu des années 1980. La carte électorale se retrouve alors bouleversée par l’irruption du Front national et l’apparition de nouveaux clivages lors des référendums sur le traité de Maastricht (1992) et la Constitution européenne (2005). L’approche géographique du vote semble retrouver toute sa pertinence. Et, avec elle, une grande question : les écarts de vote entre territoires ne s’expliquent-ils que par leurs profils différents en termes de « variables lourdes » (âge, catégorie socioprofessionnelle, revenu…) ou d’autres facteurs entrent-ils en compte ?
Depuis les années 1970, affirment Julia Cagé et Thomas Piketty, l’idée d’un vote typé par département ou par région a perdu du terrain : « Ce n’est pas seulement la géographie qui a perdu en importance mais surtout le social qui en a gagné. » L’appartenance à une CSP ou à une classe de revenus semble mieux expliquer le vote qu’auparavant, le fait de résider dans tel ou tel département un peu moins. Par rapport à l’époque d’André Siegfried, le vote se serait nationalisé sous l’impact du brassage des populations et du développement des moyens de transport et de communication. | Permalink : | https://bibliotheque.helb-prigogine.be/opac_css/index.php?lvl=notice_display&id= |
[article] André Siegfried - L'inventeur de la géographie électorale [article de périodique] / Jean-Marie Pottier . - 2024 . - p. 79-85. Langues : Français ( fre) in Sciences humaines > 366 (Mars 2024) . - p. 79-85 Descripteurs (mots clés) : | [Thésaurus HELB]:Politique:géopolitique
| Résumé : | Auteur du célèbre Tableau politique de la France de l’Ouest, le géographe inspire toujours, ceux qui tentent de percer les mystères électoraux de l’Hexagone.Depuis la dernière présidentielle, l’analyse des élections françaises ressemble à une galerie d’art : tout le monde y va de son grand tableau. Il y a d’abord eu, en octobre 2022, le Tableau historique de la France. La formation des courants politiques de 1789 à nos jours, du démographe Hervé Le Bras. Un an plus tard, c’était le tour de Jérôme Fourquet, de l’institut de sondages Ifop, de publier La France d’après. Tableau politique. Et si le mot « tableau » ne figure pas dans le titre de l’ouvrage signé chez le même éditeur, Seuil, par les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, leur ambition est voisine : celle d’une fresque électorale appuyée sur des graphiques et des cartes, répondant à la question « Qui vote pour qui et pourquoi ? »L’objectif est proche. Une des références, identique, citée élogieusement dès les premières pages : le géographe et sociologue André Siegfried (1875-1959). Et plus précisément son Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République (1913), dans lequel il tirait le portrait de cette grande région à partir d’un demi-siècle de résultats électoraux. Une pluie de références pour un livre qui connut pourtant un succès modeste du vivant de son auteur : un gros millier d’exemplaires vendus. Connu pour ses travaux sur les démocraties anglo-saxonnes, André Siegfried ne mena jamais à bien le Tableau politique de la France sous la IIIe République qu’il avait en tête, mais publia en 1949 une autre monographie électorale, consacrée à l’Ardèche.À l’origine de son travail, un constat : au début du 20e siècle, la géographie électorale de la France semble immuable, « fixée dans ses traits essentiels » depuis la IIe République (1848-1851). Lors des législatives, la gauche obtient ses meilleurs résultats dans le Massif central et le pourtour méditerranéen et atteint son étiage dans le Grand Ouest. André Siegfried a le pressentiment de « lois générales » qui façonnent les comportements électoraux, et auxquelles les campagnes ne changent souvent que fort peu. « Il voulait rompre avec le sens commun des élections, y compris celui qui était le sien : dire que le résultat du vote est le produit d’une campagne, de l’action et des discours d’un homme politique maître et possesseur de son destin jusqu’à un certain point. Un sens commun qu’on retrouve encore aujourd’hui dans les commentaires des soirées électorales », explique Christophe Le Digol, maître de conférences en science politique à l’université Paris-Nanterre et codirecteur d’un ouvrage consacré à André Siegfried (1). Cette stabilité du paysage électoral, André Siegfried l’a vécue de près : entre 1902 et 1910, ce fils et gendre de député a été battu quatre fois aux législatives, à chaque fois par le sortant. Selon son biographe Sean Kennedy, ces expériences électorales infructueuses ont, de manière évidente, « façonné son analyse des dynamiques de la politique française ».Pour mettre à l’épreuve ses intuitions, André Siegfried choisit un territoire très typé, la « France de l’Ouest ». Soit quatorze départements – les actuelles régions Bretagne, Pays de la Loire et Normandie, ainsi qu’une petite partie des départements des Deux-Sèvres et de l’Eure-et-Loir – qui se distinguent alors globalement par leur résistance à la percée de la gauche et du centre gauche. Il en parcourt les villes et les campagnes, rencontre élus, curés et instituteurs, épluche les recours électoraux et les rapports des préfets. Son Tableau politique mélange reportage et décryptage : il décrit avec un grand luxe de détails ces régions, leurs paysages, leur climat, leur organisation économique et sociale, puis met en équation leurs résultats électoraux. Schématiquement, il constate que l’habitat dispersé en fermes isolées, la concentration des terres aux mains des grands propriétaires et un fort rôle du clergé dans la vie publique favorisent le vote à droite. L’habitat regroupé en villages, la dissémination de la propriété et un faible rôle du clergé nourrissent, à l’inverse, le vote à gauche.
Ces différents facteurs peuvent se renforcer ou se compenser. Si son livre a parfois été caricaturé d’une formule sortie de son contexte, « le granit produit le curé, et le calcaire l’instituteur », André Siegfried se méfie de « la clef qui prétend ouvrir toutes les serrures ». « Il avait eu l’intuition qu’il n’y a pas une cause qui domine tout, qu’il faut chercher comment les différents éléments s’assemblent », explique Jessica Sainty, maîtresse de conférences en science politique à l’université d’Avignon, qui y voit une démarche toujours féconde : « La multiplication des points d’entrée, des façons de regarder un territoire, permet de mieux comprendre pourquoi, dans tel groupe, émerge tel comportement. »
Par son travail, écrivaient quarante ans après sa mort les politistes Loïc Blondiaux et Philippe Veitl (3), André Siegfried a « inauguré le jeu de piste intellectuel auquel vont se consacrer tous ses successeurs : percer l’énigme du vote en inventoriant, en construisant et en testant les innombrables variables susceptibles d’avoir agi sur lui ». Ce procédé connaît des variantes et des modes. Après la Seconde Guerre mondiale, l’approche dite « écologique » d’André Siegfried, qui observe les électeurs en tant que collectifs sur des territoires précis, perd du terrain. Les sondages nationaux, menés par entretien individuel auprès des électeurs, prennent le pas sur les cartes : ils se vantent de décrire, avant puis après l’élection, comment votent les différents groupes, des jeunes aux riches, des catholiques aux ouvriers.
L’œuvre d’André Siegfried connaît pourtant un retour en vogue à partir du milieu des années 1980. La carte électorale se retrouve alors bouleversée par l’irruption du Front national et l’apparition de nouveaux clivages lors des référendums sur le traité de Maastricht (1992) et la Constitution européenne (2005). L’approche géographique du vote semble retrouver toute sa pertinence. Et, avec elle, une grande question : les écarts de vote entre territoires ne s’expliquent-ils que par leurs profils différents en termes de « variables lourdes » (âge, catégorie socioprofessionnelle, revenu…) ou d’autres facteurs entrent-ils en compte ?
Depuis les années 1970, affirment Julia Cagé et Thomas Piketty, l’idée d’un vote typé par département ou par région a perdu du terrain : « Ce n’est pas seulement la géographie qui a perdu en importance mais surtout le social qui en a gagné. » L’appartenance à une CSP ou à une classe de revenus semble mieux expliquer le vote qu’auparavant, le fait de résider dans tel ou tel département un peu moins. Par rapport à l’époque d’André Siegfried, le vote se serait nationalisé sous l’impact du brassage des populations et du développement des moyens de transport et de communication. | Permalink : | https://bibliotheque.helb-prigogine.be/opac_css/index.php?lvl=notice_display&id= |
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